Parce qu’il est temps d’agir pour sauver le patrimoine culturel de Beyrouth
15 January 2022
OP-ED by the UN Resident & Humanitarian Coordinator, Najat Rochdi, and Director of UNESCO Office in Beirut, Costanza Farina.
Six cent quarante bâtiments du patrimoine culturel ont été endommagés par la double explosion du 4 août 2020, notamment dans les secteurs de Gemmayzé, Rmeil et Mar Mikhaël. Ce n’est plus un secret pour personne : les propriétaires de ces bâtiments se sont vus offrir des sommes considérables pour la vente de leurs biens quelques jours seulement après le drame. Des offres d’achat qui dénatureraient à coup sûr le caractère traditionnel de ces quartiers.
L’aval de la loi 194, en octobre 2020, a bien gelé les transactions immobilières pour deux ans, dans l’attente de la mise en place d’un plan spécifique par le ministère de la Culture pour la reconstruction et protection durable des bâtiments et quartiers historiques. Ce délai accorde pourtant à la Direction Générale des Antiquités une marge de manœuvre des plus limitées. La question se pose donc de savoir, un an plus tard, où nous en sommes, car nous pouvons nous attendre à un regain d’intérêt pour ces zones historiques de la part des développeurs de l’immobilier. Nous le savons tous, ce patrimoine est menacé, et il est de notre responsabilité collective de préserver cette richesse. Cela implique une évaluation préalable considérable des dommages puis la reconstruction des logements privés et des bâtiments publics. Mais, autant il est important de permettre aux habitants de Beyrouth de revenir chez eux par la reconstruction des habitations, dont nombre a seulement été stabilisé pour survivre temporairement aux saisons d’hiver, il est plus qu’impératif de mettre en place un contexte légal pour assurer la pérennité du patrimoine urbain de la ville.
L'architecture, ancienne ou contemporaine, est au cœur des projets de l’UNESCO. Et c'est précisément en raison de l'incroyable puissance de l'architecture et du patrimoine que l’UNESCO a lancé, le 27 août 2020, son initiative phare Li Beirut. Dans le cadre de cette initiative, l’UNESCO a plaidé et continue de le faire pour une reprise urbaine centrée sur l'être humain à travers la culture, le patrimoine et l'éducation. Aujourd’hui, il est essentiel de mettre en œuvre une approche intégrée et globale de la conservation et de la gestion du patrimoine urbain de la ville, suivant l'approche du paysage urbain historique, en utilisant l’expertise de l’UNESCO dans ce domaine. La Recommandation sur le paysage urbain historique, adoptée par la Conférence générale de l'UNESCO en 2011, note que le patrimoine urbain, par ses composantes matérielles et immatérielles, est essentiel pour améliorer l'habitabilité des zones urbaines, et favorise le développement économique et la cohésion sociale dans un environnement mondial en constante évolution. Cette approche holistique centrée autour de l’Homme prend en compte les relations entre les formes physiques de l’environnement urbain, l'organisation spatiale, les caractéristiques et les paramètres naturels, ainsi que leurs valeurs sociales, culturelles et économiques.
C’est cette approche-là qui devrait jeter les bases de ce « masterplan » qui doit être conçu pour la ville de Beyrouth. En protégeant le tissu urbain, il n’est pas possible de dénigrer les autres éléments du patrimoine, ceux immatériels, mais aussi les endroits qui font partie de la mémoire collective, les commerces, les industries créatives et les repères historiques, des escaliers de Gemmayzé jusqu’aux collections d’art du Palais Sursock. A l’instant même où nous rédigeons ces lignes, des chercheurs de l’Université américaine de Beyrouth sont à l’œuvre, avec l’UNESCO, pour définir, identifier et cartographier tous les attributs du patrimoine culturel dans les zones de Beyrouth endommagées par l'explosion. Une étude à prendre en compte impérativement afin de permettre réhabilitation et gestion durable selon des normes internationales. L’UNESCO accompagne également la Direction générale des antiquités dans le travail assidu qu’elle mène pour élaborer un plan pour la protection du patrimoine bâti dans les quartiers détruits, tout en restant sensible au soutien des industries créatives. Pour mémoire, 800 entreprises culturelles et artistiques étaient principalement concentrées dans les quartiers qui ont été directement impactés par l’explosion. Le drame du port et les multiples crises ravageant le Liban ont forcé 50% de ces entreprises à fermer leurs portes. Sans aides pour réhabiliter leurs lieux de travail et améliorer leurs conditions économiques, beaucoup d’entre elles n’envisagent pas de reprendre leurs activités et l’identité de ces quartiers comme pôle créatif pourrait malheureusement être perdue à jamais.
Notre patrimoine, c’est notre identité, et il est essentiel que chacun puisse s’approprier ce patrimoine, se reconnaitre dans une histoire, des lieux, des arts, des traditions. Connaitre son histoire, c’est pouvoir aller à la rencontre de celle de l’autre. Etre privé de son histoire, c’est être vulnérable aux récits fantasmés et aux aspirations profondes des communautés basées essentiellement sur l'immobilisme, le repli sur soi. C’est pourquoi, pour la jeunesse notamment, la politique du patrimoine n’est pas uniquement une politique de conservation mais aussi une politique de sens quand le patrimoine est partagé et vivant et vécu.
Dès lors, il devient urgent d’avaliser la loi sur la protection du patrimoine et des sites archéologiques du pays par le Parlement libanais, et de concilier les points de vue entre habitants, promoteurs et militants pour la protection du patrimoine culturel. En effet, la législation en vigueur qui date de 1933 ne protège malheureusement que les constructions antérieures au XVIIème siècle, et Beyrouth est -évidemment- bien plus que ça. Située au carrefour des civilisations, la ville est un symbole de diversité d'influences. Depuis des millénaires, dans ce pays, les cultures, les cuisines, et les langues se croisent. De leur rencontre est né un patrimoine varié, culturel, et naturel, matériel et immatériel. Sur la Méditerranée, berceau des mythes, des idées et des esthétiques, cet héritage envoie un message très fort au monde. Il est aussi une force de résilience de la ville.
Le patrimoine évolue, s’adapte, se réinvente. Il doit être investi par les générations. C’est une richesse qui est issue du passé mais qui est aussi une source de développement durable pour le présent et pour l’avenir. Une source de création, d’innovation, d’emplois. Protégeons le patrimoine de Beyrouth, car les pays qui ont su protéger et valoriser leurs patrimoines authentiques disposent d’atouts formidables pour leur développement économique. A l’heure où le Liban s’engouffre dans une crise aux facettes multiples, dans un feuilleton noir aux nombreux rebondissements, il n’est pas sage d’oublier que le patrimoine culturel a lui aussi un rôle fondamental à jouer, pour la paix, pour les sociétés, et pour surmonter les crises aussi. L’expérience de l’UNESCO aux quatre coins du monde est révélatrice d’une vérité : c’est par le patrimoine que nous pouvons donner à voir l’humanité dans toute sa diversité, sa singularité mais aussi son universalité. C’est par lui aussi que nous pouvons redonner des horizons à la jeunesse, et rapprocher tant les peuples que les générations, en leur permettant de faire société commune.
Aujourd’hui, le relèvement physique de Beyrouth, la reconstruction des infrastructures, des services publics, sont des urgences absolues. Guérir les blessures, c'est reconstruire la ville et son tissu historique. Mais cela ne suffira pas, à long terme, à construire la paix. A restaurer la confiance des habitants. A renouer les liens dans une société qui a été fracturée. A permettre aux habitants de retrouver un sentiment de dignité au sein de leur ville, si elle ne rassemble pas par ses valeurs. Vivre ensemble aujourd'hui et demain, car sans valeurs communes, nos avenirs seront fragmentés et divisés.
Speech by
Imran Riza
UN
Deputy Special Coordinator, Resident and Humanitarian Coordinator